Considère-le comme un publicain

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Considère-le comme un publicain

Une légitime interrogation de Mt 18,15-17

15          » Si ton frère vient à pécher, va le trouver et fais-lui tes reproches seul à seul.

             S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère.

16         S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes

             pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins.

17         S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église, et s’il refuse d’écouter même l’Église,

            qu’il soit pour toi comme le païen et le collecteur d’impôts.

(traduction TOB)

 Une péricope bien connue

Cette péricope que la liturgie nous propose d’entendre le 23e dimanche du temps ordinaire lors de l’année « A », matthéenne, pourrait facilement être interprétée comme une demande, de la part de Jésus, de rejeter et d’exclure – in fine – celui qui refuse d’admettre son erreur. In fine, parce qu’il s’agit d’abord de lui parler seul à seul, puis avec deux ou trois témoins, selon la fameuse règle deutéronomique des témoins multiples (Dt 19,15), et si cela ne suffit pas Jésus propose encore d’en parler à la communauté, à l’ecclésia.

En cela, la version contenue dans l’Evangile de Matthieu est déjà sensiblement plus tolérante que le texte plus ou moins parallèle se trouvant dans la règle de Qumrân que la TOB, à ce sujet, qualifie même d’implacable.

Un frère

Il faut tout d’abord indiquer que ce pécheur n’est pas n’importe qui. Le verset 15 est clair, il s’agit du frère (adelphos), autrement dit d’un membre de la communauté. Le même mot est utilisé dans le texte parallèle existant chez Luc (Lc 17,3-4).

C’est un frère qui a commis un péché. Et plusieurs manuscrits importants de l’Evangile de Matthieu indiquent même qu’il a péché contre toi, ce que la plupart de nos Bibles n’indiquent pas. Ce n’est cependant pas indispensable et il pourrait même sembler réducteur de délimiter d’une certaine façon l’attitude à avoir face à celui qui aurait péché personnellement contre nous.

Apparente demande d’exclusion

Mais c’est le verset 17 qui nous pose un problème, quand on approfondit ce texte. Car si l’on a tout essayé avec ce frère, sans succès, Jésus semble bien nous demander de l’exclure. En effet, la plupart de nos Bibles le rappellent en notes, les publicains et les païens sont des personnes infréquentables, à l’époque, pour tout Juif qui se veut pieux. Aucun doute non plus quant au vocabulaire grec utilisé : (éthnikos) est sans conteste le païen, (télônès) est le publicain, le percepteur.

Claude Tassin, dans son commentaire populaire de ce passage, indique même qu’ici, le réalisme s’impose contre un « un angélisme déplacé » : ce pécheur-là doit être exclu en dernier recours. 1)

Dangereux publicains et païens

Pour appuyer cet avis, il n’est que d’ouvrir le Nouveau Testament aux endroits contenant des mises en garde contre les publicains ou les païens. Citons notamment Jésus en Mt 5,46, qui rappelle que les publicains aiment ceux qui les aiment, et au verset suivant que les païens ne saluent que leurs frères, ou le célèbre passage où Jésus dit que les païens rabâchent leurs prières (Mt 6,7). Nous pouvons aussi trouver des mots de condamnation sans équivoque dans les épîtres pauliniennes : 1Co 5,11 nous demande de ne pas avoir de rapport avec le frère qui se compromettrait dans le péché, et l’auteur de Tt 3,10 semble même connaître l’épisode qui nous occupe puisqu’il indique : « Eloigne de toi, après un premier et un second avertissement, celui qui cause des divisions. »

Exit, donc, le pécheur. Taxé de publicain ou de païen, il s’agit de ne plus s’occuper de lui, comme l’affirme la note j de la TOB, car on n’en est plus responsable.

Exit ? Pas si sûr. Jésus ne dit rien de tel ! Il demande que cette personne soit pour nous comme un publicain ou un païen. Mais quelle a donc été l’attitude de Jésus envers les publicains et les païens ?…

Il mange avec les publicains !
 

Nous connaissons par cœur ces passages bibliques où l’on reproche à Jésus de les fréquenter (qu’on relise par exemple Mt 11,9), et nous savons même que les publicains, avec les prostituées, nous précèdent dans le Royaume (Mt 21,31).

De plus, on ne saurait perdre de vue que l’auteur de l’Evangile de Matthieu est lui-même un publicain appelé par Jésus (Mt 9,9 et 10,3 nous en convaincront, si besoin était).

L’épisode de l’appel de Matthieu donne d’ailleurs une clé de lecture intéressante pour notre péricope, car on y découvre, au dernier verset, cette phrase de Jésus : « Allez donc apprendre ce que signifie ‘c’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice’, en effet je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs. » (Mt 9,13)

Jésus ne veut donc pas le sacrifice du frère pécheur, même après plusieurs essais infructueux pour lui ouvrir les yeux. Il nous demande un pardon clair et net.

Considère-le comme un frère
 

Notre péricope prend alors un sens étonnant : si ton frère pécheur n’a pas reconnu sa faute, même après que tu sois venu le trouver en compagnie de témoins, même après que la communauté s’en soit mêlée, considère-le comme un publicain, c’est-à-dire comme une personne à pardonner, comme un être à qui tu dois la miséricorde, comme un membre de la communauté dont Jésus ne veut pas le sacrifice, comme un de ces hôtes à la table desquels le Christ a été accueilli et avec qui il a pris plaisir à manger, n’en déplaise à ses détracteurs.

Le contexte immédiat achèvera d’ailleurs de nous convaincre, puisque Mt 18,15-17 se trouve entre la question de savoir qui est le plus grand – à laquelle nous ne pouvons ignorer que Jésus répond qu’il s’agit paradoxalement du plus petit  (Mt 18,1-4) – et l’histoire dite du débiteur impitoyable à laquelle Jésus oppose le pardon illimité du Père, mesure dont nous devons nous aussi nous servir (Mt 18,23-35).

Prie pour cette brebis égarée
 

Et même le contexte plus rapproché colore notre thèse dans ce sens : Mt 18,5-10 nous rappelle que le vrai scandale est le mal fait aux petits, et Mt 18,11-14 relate l’histoire de la brebis égarée, objet de toute l’attention du berger. Quel plus petit que celui qui est exclu ? Quelle brebis plus égarée que celle qui refuse jusqu’à l’existence de son péché ?

Quant à la suite immédiate de notre passage, elle est célèbre, elle aussi : c’est en effet en Mt 18,18-22 que Jésus rappelle l’importance de la prière de deux ou trois, réunis pour demander quelque chose au Père. On peut aisément y voir une invitation à la communauté, qui a tout essayé pour ouvrir les yeux du pécheur, de continuer au moins à prier pour lui.

On est assez loin d’une exclusion pure et simple !

Jusqu’à soixante-dix-sept fois…
 

Selon toute logique, nous devons donc considérer que Jésus nous demande de ne surtout pas exclure trop facilement le pécheur qui ne se repend pas. Il serait plutôt à considérer comme quelqu’un qui n’a pas forcément les outils pour comprendre ce qu’il a fait de mal, tout comme le païen ne connaît pas nécessairement les lois religieuses qu’il peut être amené à enfreindre. Sa responsabilité s’en trouverait même singulièrement diminuée, à partir du moment où on ne le considère plus comme un frère qui se doit de connaître le modus vivendi de la communauté, mais comme un païen qui en ignore les us et coutumes.

Avec le Christ de Mt 18,17, laissons-nous donc conduire à davantage de tolérance et d’indulgence. La seule exclusion qui s’impose, ici, est celle d’une lecture trop facile de ces versets qui conclurait au rejet d’un frère en raison de son aveuglement. Lecture courante, hélas.

Vincent Lafargue

Publié dans Ecritures 3/2014, ABC éd., pp.6-10

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Notes :

1) Tassin, C., L’Evangile selon St Matthieu, Cahiers Evangile n°129, Cerf, 2004, p.51

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