Vous avez dit « Douze » ? (3 et fin)
Le Livre des Juges relate, dans nos Bibles, la période de l’installation en Terre Promise. Encadré par les récits du premier d’entre eux – Josué – et de celui qui peut être qualifié de dernier Juge – Samuel – ce livre souvent négligé n’a pas fini de nous surprendre et de nous questionner.
C’est le nombre de ces Juges qui va nous intéresser dans ce troisième et dernier volet, parce qu’il est lui aussi sujet à questionnement. Le découpage de nos Bibles et les titres qui y sont placés – dont il faut souvent se méfier – font apparaître dans presque toutes nos éditions francophones douze noms de Juges :
1. Otniel (Jg 3,7-11)
2. Ehoud (Jg 3,12-30)
3. Shamgar (Jg 3,31)
4. Débora (Jg 4,1 – 5,31)
5. Gédéon (Jg 6,1 – 8,35)
6. Tola (Jg 10,1-2)
7. Yaïr (Jg 10,3-5)
8. Jephté (Jg 10,6 – 12,7)
9. Ibçan (Jg 12,8-10)
10. Elôn (Jg 12,11-12)
11. Avdôn (Jg 12,13-15)
12. Samson (Jg 13,25 – 16,31)
Si l’on observe attentivement les versets concernés, on s’aperçoit qu’il y manque notamment tout le chapitre 9, consacré à Abimélek… sorte d’anti-Juge. Mais à la lecture de ces chapitres, on remarque rapidement que deux autres personnages peuvent être, eux aussi, considérés comme Juges : Barak et Yaël, qui officient de concert avec Débora dans les chapitres 4 et 5.
Ainsi, les Juges du livre des Juges sont douze. Ou plutôt quatorze. Et éventuellement quinze ! Il s’agit manifestement d’un de ces groupes de type « douze » que l’on retrouve un peu partout dans l’Ecriture et qui ont pour caractéristique principale de ne jamais facilement se laisser délimiter à la douzaine. On les dit « douze », mais soit il manque un élément au décompte final, soit il y en a davantage que prévu.
Il en va ainsi pour les tribus d’Israël, dont la liste n’est jamais identique si l’on compare ses différentes occurrences ; il en va de même pour les prophètes, dont les douze petits en contiennent peut-être seulement onze mais qui montent à quatorze, voire quinze, si on leur ajoute les « grands » (par le nombre de versets) Isaïe, Jérémie, Ezéchiel… et le « petit » Daniel ; il en va de même pour les commandements qui sont d’abord dix, puis douze, mais que l’on rassemble en un treizième ; il en allait déjà de même pour les fils d’Ismaël en Gn 25, douze chefs pour autant de groupes dit même Gn 25,16… alors que seuls onze sont nommés aux versets précédents (Voir note 1 en fin d’article).
Comment s’étonner, dès lors, qu’il en soit ainsi également pour le plus célèbre groupe de douze de l’Ecriture, les Apôtres de Jésus ? Douze, mais peut-être treize si l’on compte Marie… ou Marie-Madeleine. Onze après un suicide dramatique, mais à nouveau douze grâce à un treizième, Matthias, remplaçant de Judas. Et que dire de ce quatorzième qu’est Paul ?
Je me suis intéressé à d’autres similitudes entre les douze Juges de l’Ancien Testament, et les douze Apôtres du Nouveau. Et il y a de quoi s’étonner, jugez plutôt :
• Sur nos douze Juges, trois sont mis à part d’une façon spéciale (Otniel, Ehoud et Gédéon qui ont reçu une fois pour toutes l’Esprit du Seigneur). Or trois disciples de Jésus (Pierre, Jacques et Jean) sont régulièrement pris à part pour vivre des événements importants, dont une théophanie (l’épisode de la Transfiguration).
• Un des douze Juges – aux actions très discutables – se suicide (Samson). Un des douze Apôtres fera de même (Judas).
• Un des Juges est une femme (Débora)… voire deux (Yaël) même si la seconde a un comportement a priori moins admissible. Cela rappelle singulièrement Marie – pour la première – et Marie-Madeleine – pour la seconde.
• La première de ces deux femmes est l’auteur d’un cantique de louange au Seigneur (le Cantique de Débora en Jg 5 possède d’étranges similitudes avec le Cantique de Marie en Luc 1)
• Un des Juges – Ehoud – mutile une autorité à l’aide d’une épée et s’enfuit peu après dans des conditions troubles. Cela nous rappelle vivement l’épisode de Pierre, mutilant le serviteur du grand-prêtre à Gethsémani, avant de fuir, comme les autres, puis de trahir Jésus.
• Un des Juges demande avec insistance des signes pour croire (Gédéon). C’est une attitude récurrente des Apôtres, qu’on relise par exemple Mt 24,3ss.
• Un des Juges (Samson) a un « jumeau » (Sédécias, dernier Roi des livres du même nom) dont l’histoire est comme décalquée du premier. Un Apôtre porte un nom qui signifie « Jumeau », il s’agit de Thomas « Didyme ».
• Six d’entre les Juges sont bien en retrait (Shamgar, Tola, Yaïr, Ibçan, Elôn et Avdôn) en ce sens qu’on ne mentionne parfois que leur nom et un élément ou l’autre de leur histoire, comparés aux six autres qui ont droit à de nombreux versets relatant plusieurs événements marquants. Pour les Apôtres, il en va de même avec six du groupe : Philippe, Barthélémy, Jacques fils d’Alphée, Simon le Zélote, Jude, fils de Jacques, et Matthias, le treizième du groupe.
• Deux Juges sont fils du même père (Abimélek et Yotam). C’est évidemment le cas, dans l’Evangile, des fils de Zébédée, Jacques et André.
• Un des Juges – Samson – est clairement une figure solaire, passionné, mais pas toujours très avisé dans ses réactions, adepte de grandes promesses mais enclin à les trahir par faiblesse. Ce personnage fait immanquablement penser à Pierre.
Reconnaissons, de même, qu’il est tout de même très singulier que leur prédécesseur à tous – sorte de chef ou d’exemple – ait un nom qui signifie Dieu sauve (Josué…et Jésus).
Il est également à relever que l’histoire des Juges autant que celle des Apôtres se poursuit en un livre qui est, peu ou prou, une suite (1-2 Samuel / Actes des Apôtres). Suite probablement – mais rien n’est certain – écrite par le même auteur (Luc pour les Actes) et qui évoque, en deux grandes figures (Samuel et David / Pierre et Paul), les joies et peines éprouvées dans le rude exercice du pouvoir en Terre Promise.
Il est tout aussi singulier que, dans ces livres faisant suite aux Juges et aux Evangiles, une nouvelle figure importante se révèle être à la fois un persécuteur et un sauveur, figure qui possède le même nom dans l’Ancien et le Nouveau : Saül… Saul !
Mt 19,28 relu à la lumière de tout ce que nous venons d’observer prend, enfin, une couleur étonnante : « Jésus leur dit: » En vérité, je vous le déclare: Lors du renouvellement de toutes choses, quand le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël » ». Les Apôtres seront donc Juges, eux aussi, en vue de ce qui est peut-être plutôt un salut dernier qu’un jugement. Juges-Sauveurs, en quelque sorte.
Je ne prétends pas qu’il faille voir nécessairement, dans les Juges, les fameux Douze du Nouveau Testament, d’ailleurs l’identification de personne à personne s’avérerait difficile. Ni nécessairement la figure du Sauveur. Je remarque simplement qu’il y a des coïncidences qu’on ne retrouve pas dans n’importe quel roman, même dans la grande littérature, et qu’à ne pas les voir – ou à refuser, par principe, de les relever – on passe peut-être à côté d’une lecture théologique de l’Ecriture. Et qu’on manque, par la même, des enseignements de cette lecture pour l’aujourd’hui de nos vies.
Parmi les enseignements possibles, je vous laisse avec ces simples questions pour continuer le débat : Dieu surgit-il vraiment de manière attendue, dans l’aujourd’hui de nos vies ? Qui sont nos sauveurs, dans notre entourage ? Et sont-ils eux-mêmes si attendus que cela dans leur manière de nous sauver ? Et comment se fait-il que tant de personnes affirment compter leurs « vrais Amis » au plus sur les doigts des deux mains, à un ou deux près, soit plus ou moins douze ?
Non, vraiment, les Juges n’ont pas fini de nous surprendre…
Vincent Lafargue
Publié dans Ecritures 2/2013, ABC éd., pp.31-35
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1) Ce type douze semble se retrouver bien au-delà de la Bible : Platon définit sa cité idéale, dans la République, comme devant organiser son espace en douze parties, après avoir séparé une… treizième pour la vie publique.
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